La Ville de Nantes poursuit depuis quelques
années « une
politique de féminisation des dénominations de voies et d’équipements publics » :
autrement dit, une politique de discrimination sexuelle. Le dire ainsi n’est pas
politiquement correct, bien entendu, mais c’est l’évidence même. La
municipalité nantaise, l’effectif
de Nantes Métropole en est la preuve, n’est pas sexuellement égalitaire.
Les noms de rue, à Nantes comme ailleurs, proviennent
de lieux-dits (rue du Bois-Tortu…), de destinations géographiques (quai des
Antilles…), de villes (rue de Strasbourg…), d’événements (esplanade des
Victimes des bombardements des 16 et 23 septembre 1943…), de particularités géographiques
(quai de la Fosse...), de professions (rue des Cap-Horniers…), d’industries
(rue de la Brasserie…), d’institutions religieuses (rue du Chapeau-rouge…), de
concepts pieux (boulevard de l’Égalité…), d’animaux (rue des Grenouilles…), de
végétaux (rue des Clématites…), de lieux de batailles (rue de Valmy…), de
nationalités (boulevard des Belges…), etc.
Et aussi, pour un bon tiers, de personnages
‑ très majoritairement des hommes sans aucun doute. Cependant, aucun n’a été
choisi en raison de son sexe. À tort ou à raison, on a retenu des artistes, des
chefs d’État, des militaires, des savants, des médecins, etc. au titre d’œuvres,
d’inventions, de victoires, de fonctions, etc. et pas parce qu’ils étaient des
hommes. Nantes n’a même pas de rue Dieu le père. En fait, la seule voie de
Nantes à porter un nom d’origine sexuée était autrefois la rue de la Rosière d’Artois.
Un peu de place aux femmes
Naguère, si l’on hésitait sur le choix d’un
nom, c’était entre deux mérites, pas entre deux sexes. Nous sommes la ville d'Anne de Bretagne, quoi, et La Vie des femmes célèbres, écrit en 1504 à sa demande, est l'un des trésors du musée Dobrée. Les édiles nantais d'autrefois n’étaient
pas hostiles aux femmes par principe. Ils en ont honorées qui n’étaient pas des « épouses
de ». Qui sait que la dédicataire de la rue Bonne-Louise était une Madame
Charrier ? Le mariage n’était d’ailleurs pas une condition. Une cour
Moreau, dans la rue du Moulin, a porté le nom des sœurs Moreau, qui y tenaient
une école maternelle, la rue Fanny-Peccot honore une généreuse célibataire qui
légua sa fortune au bureau de bienfaisance, la rue Dudrézène, commémore l’auteure
de Une vie manquée : souvenirs d’une vieille fille (j’avoue un peu
de provoc’, là : l’œuvre de Sophie Ulliac-Tremadeure, alias Sophie
Dudrézène, comprend surtout des romans pour la jeunesse et ses articles du Journal
des jeunes personnes).
Débaptiser des rues, déshabiller l’un pour
habiller l’autre ? Refuser l’hommage d’une rue à un homme parce qu’il est
homme pour le donner à une femme parce qu’elle est femme ? Ce serait
courir le risque d’échanger une injustice contre une autre. Mais ce ne serait
pas la première fois. À Nantes, la place Cincinnatus est devenue place de la
Duchesse-Anne et la rue Montaigne est devenue rue Marie-Anne du Boccage. La rue
Jeanne d’Arc a amputé la rue Moquechien en 1892. En sens inverse, on a aussi vu
dans l’histoire de la Ville la rue des Bonnes-sœurs devenir rue de l’Union, le
passage Sainte-Anne rue Brizeux, le pont Sainte-Catherine pont d’Orléans, la rue
des Saintes-Claires rue Fénelon, la place Sainte-Elisabeth rue du Marchix, la
rue des Ursules rue du Lycée, la rue de la Vierge rue Pérelle, etc. On
soupçonne pourtant que c’était un signe de passion politique plutôt que de
répression sexuelle.
Jules Ferry dans le collimateur ?
L’odonymie est un exercice délicat. En
1946, pour faire pendant à Roosevelt et Churchill, Nantes n’a pas honoré
Staline mais… Stalingrad ! Chaque époque a ses propres pudeurs et ses
propres engouements, que les suivantes doivent parfois traîner comme un boulet.
Aujourd’hui, à quelles voies donnerions-nous un nom de général, un nom de saint(e),
un nom d’aristocrate ? Honorerions-nous Colbert, rédacteur du Code Noir, Kléber,
massacreur des Vendéens, Lamoricière, conquérant de l’Algérie, André Morice,
maire rad’soc’ de Nantes mais constructeur de la ligne Morice pendant la guerre
d’Algérie, l’amiral Courbet, qui guerroya contre la Chine pour garder à la France
sa colonie du Tonkin ? Pour limiter les dégâts, nous en sommes réduits à apposer
des déclarations de repentance à côté des noms d’armateurs du 18e siècle.
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Faudra-t-il systématiquement expliquer, chaque fois qu'un nom est contestable, qu'on l'a gardé quand même afin de pouvoir "assumer" l'héritage de l'histoire nantaise ? |
Et puis, à partir de quand des déclarations
outrageantes doivent-elles oblitérer des mérites matériels ? Comment
imaginer un dédicataire plus louable que le docteur Alexis Carrel, chirurgien
de pointe et prix Nobel de médecine ? Hélas, personne sans doute dans la
municipalité nantaise n’avait lu
L’Homme cet inconnu, vendu pourtant à
400 000 exemplaires en France, où il faisait l’éloge de l’eugénisme… Si Alexis
Carrel a été privé de son boulevard, Jules Ferry, chantre de la colonisation («
Il faut dire
ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races
inférieures »…), conserve sa rue. Pour le moment.
Il n'est pas toujours nécessaire d’attendre
longtemps pour se mordre les doigts. Johanna
Rolland se félicitait voici trois ans d’inaugurer une place Abbé-Pierre. Les
édiles nantais qui
imposent aujourd’hui des noms de femmes sont-ils bien certains que leurs
vertus resteront impérissables ? Dans les lotissements des banlieues-dortoirs,
les nouvelles voies s’appellent plutôt rue des Mésanges ou allée des Glycines. C’est
la sagesse même.