21 mai 2025

« Liberté, égalité, féminité », devise nantaise

La Ville de Nantes poursuit depuis quelques années « une politique de féminisation des dénominations de voies et d’équipements publics » : autrement dit, une politique de discrimination sexuelle. Le dire ainsi n’est pas politiquement correct, bien entendu, mais c’est l’évidence même. La municipalité nantaise, l’effectif de Nantes Métropole en est la preuve, n’est pas sexuellement égalitaire. 

Les noms de rue, à Nantes comme ailleurs, proviennent de lieux-dits (rue du Bois-Tortu…), de destinations géographiques (quai des Antilles…), de villes (rue de Strasbourg…), d’événements (esplanade des Victimes des bombardements des 16 et 23 septembre 1943…), de particularités géographiques (quai de la Fosse...), de professions (rue des Cap-Horniers…), d’industries (rue de la Brasserie…), d’institutions religieuses (rue du Chapeau-rouge…), de concepts pieux (boulevard de l’Égalité…), d’animaux (rue des Grenouilles…), de végétaux (rue des Clématites…), de lieux de batailles (rue de Valmy…), de nationalités (boulevard des Belges…), etc. 

Et aussi, pour un bon tiers, de personnages ‑ très majoritairement des hommes sans aucun doute. Cependant, aucun n’a été choisi en raison de son sexe. À tort ou à raison, on a retenu des artistes, des chefs d’État, des militaires, des savants, des médecins, etc. au titre d’œuvres, d’inventions, de victoires, de fonctions, etc. et pas parce qu’ils étaient des hommes. Nantes n’a même pas de rue Dieu le père. En fait, la seule voie de Nantes à porter un nom d’origine sexuée était autrefois la rue de la Rosière d’Artois.

Un peu de place aux femmes

Naguère, si l’on hésitait sur le choix d’un nom, c’était entre deux mérites, pas entre deux sexes. Les édiles nantais n’étaient pas hostiles aux femmes par principe. Il en ont honorées qui n’étaient pas des « épouses de ». Qui sait que la dédicataire de la rue Bonne-Louise était une Madame Charrier ? Le mariage n’était d’ailleurs pas une condition. Une cour Moreau, dans la rue du Moulin, a porté le nom des sœurs Moreau, qui y tenaient une école maternelle, la rue Fanny-Peccot honore une généreuse célibataire qui légua sa fortune au bureau de bienfaisance, la rue Dudrézène, commémore l’auteure de Une vie manquée : souvenirs d’une vieille fille (j’avoue un peu de provoc’, là : l’œuvre de Sophie Ulliac-Tremadeure, alias Sophie Dudrézène, comprend surtout des romans pour la jeunesse et ses articles du Journal des jeunes personnes). 

Débaptiser des rues, déshabiller l’un pour habiller l’autre ? Refuser l’hommage d’une rue à un homme parce qu’il est homme pour le donner à une femme parce qu’elle est femme ? Ce serait courir le risque d’échanger une injustice contre une autre. Mais ce ne serait pas la première fois. À Nantes, la place Cincinnatus est devenue place de la Duchesse-Anne et la rue Montaigne est devenue rue Marie-Anne du Boccage. La rue Jeanne d’Arc a amputé la rue Moquechien en 1892. En sens inverse, on a aussi vu dans l’histoire de la Ville la rue des Bonnes-sœurs devenir rue de l’Union, le passage Sainte-Anne rue Brizeux, le pont Sainte-Catherine pont d’Orléans, la rue des Saintes-Claires rue Fénelon, la place Sainte-Elisabeth rue du Marchix, la rue des Ursules rue du Lycée, la rue de la Vierge rue Pérelle, etc. On soupçonne pourtant que c’était un signe de passion politique plutôt que de répression sexuelle.

Jules Ferry dans le collimateur ?

L’odonymie est un exercice délicat. En 1946, pour faire pendant à Roosevelt et Churchill, Nantes n’a pas honoré Staline mais… Stalingrad ! Chaque époque a ses propres pudeurs et ses propres engouements, que les suivantes doivent parfois traîner comme un boulet. Aujourd’hui, à quelles voies donnerions-nous un nom de général, un nom de saint(e), un nom d’aristocrate ? Honorerions-nous Colbert, rédacteur du Code Noir, Kléber, massacreur des Vendéens, Lamoricière, conquérant de l’Algérie, André Morice, maire rad’soc’ de Nantes mais constructeur de la ligne Morice pendant la guerre d’Algérie, l’amiral Courbet, qui guerroya contre la Chine pour garder à la France sa colonie du Tonkin ? Pour limiter les dégâts, nous en sommes réduits à apposer des déclarations de repentance à côté des noms d’armateurs du 18e siècle.

Faudra-t-il systématiquement expliquer, chaque fois qu'un nom est contestable,
qu'on l'a gardé quand même afin de pouvoir "assumer" l'héritage de l'histoire nantaise ?
Et puis, à partir de quand des déclarations outrageantes doivent-elles oblitérer des mérites matériels ? Comment imaginer un dédicataire plus louable que le docteur Alexis Carrel, chirurgien de pointe et prix Nobel de médecine ? Hélas, personne sans doute dans la municipalité nantaise n’avait lu L’Homme cet inconnu, vendu pourtant à 400 000 exemplaires en France, où il faisait l’éloge de l’eugénisme… Si Alexis Carrel a été privé de son boulevard, Jules Ferry, chantre de la colonisation (« Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures »…), conserve sa rue. Pour le moment. 

Il n'est pas toujours nécessaire d’attendre longtemps pour se mordre les doigts. Johanna Rolland se félicitait voici trois ans d’inaugurer une place Abbé-Pierre. Les édiles nantais qui imposent aujourd’hui des noms de femmes sont-ils bien certains que leurs vertus resteront impérissables ? Dans les lotissements des banlieues-dortoirs, les nouvelles voies s’appellent plutôt rue des Mésanges ou allée des Glycines. C’est la sagesse même

12 mai 2025

Est-ce le stock de noms féminins qui s’épuise à Nantes, ou plutôt le « dialogue citoyen » ?

Nantes est une fois de plus en plein dialogue citoyen – vous le savez aussi bien que moi, naturellement. Le thème du moment est : « Noms de rues, place à l’Égalité ». Il s’agit de proposer de nouveaux noms à donner aux rues de la ville. On lit bien proposer : les citoyens proposent, la maire dispose – l’Égalité a des limites. La première partie du projet s’est déroulée du 24 mars au 21 avril. Tout un chacun a pu présenter ses propositions sur le site web dédié.

Ça sent un peu le réchauffé. Nantes avait déjà lancé une consultation sur le thème « Nom de rues, place aux femmes » début 2016. L’Égalité de cette année ratisse plus large, ou moins sexiste : si l’appel municipal porte d’abord sur des « noms de femmes qui ont marqué l’histoire locale, nationale ou internationale », il accepte aussi « des noms de personnalités, peu importe leur genre, engagées en faveur de la défense des droits humains » ‑ ou en tout cas de certains droits : « lutte contre le racisme, l’esclavage, les discriminations, en faveur des droits des minorités, etc. » Une Égalité à périmètre délimité, en somme, dont les Nantais ont compris le caractère rhétorique : ils ont proposé 359 noms pour la première catégorie, 119 seulement pour la seconde.

Comment féminiser un nom de rue à  Nantes : Acte I

En 2016, la catégorie « femmes » étant seule en lice, la Ville avait reçu 1 118 réponses ! On mesure la baisse d’enthousiasme des Nantais... D’autant plus que 28 % des propositions reçues cette année (132) proviennent en réalité d’un unique contributeur stakhanoviste. Il devance de très loin la numéro deux, à qui la Ville doit « seulement » 18 % des propositions (87). Le premier a écumé Wikipédia, la seconde a surtout recyclé en copier-coller les articles de son propre blog Médiapart. Cette dernière est aussi l’auteur de la plupart des rares commentaires (une vingtaine) déposés sur le site, sous forme de renvois vers son blog. On n’est jamais si bien servi que par soi-même.

Un contributeur a proposé une douzaine de patronymes ukrainiens. Un autre avance une vingtaine de noms parmi lesquels « La Séléné du Rocher », « La Cléopâtre de Jersey » et la « Rue des femmes du 12ème art ». Dix pour cent des contributions ont été déposées in extremis, le dernier jour de la consultation. Au total, 89 personnes ont répondu à l’appel à idées, soit environ 0,027 % de la population nantaise. Pour donner l’échelle, le conseil municipal de Nantes compte 69 élus. 

Ces inconnu.e.s qui ont déjà leur rue ou leur boulevard 

L’examen des 478 idées déposées est en cours dans les services de la ville jusqu’au 16 mai. Néanmoins, le résultat est apparemment acquis d’avance puisque, annonce déjà la Ville sur le site web du débat, « plus de 350 propositions sont recevables ». De 478 à 350, pourquoi un tel taux de chute ?

Un peu parce que certains noms sont proposés en double (Mahsa Armini, Catherine Bernheim, Hypathie d’Alexandrie, Alice Milliat, Cecilia Payne, Anne Sylvestre, Harriet Tubman, Élisabeth Vigée-Lebrun ; « La Séléné du Rocher » est aussi un doublon sophistiqué pour Claude Cahun), voire en triple (Frantz Fanon, Katherine Johnson). 

Et beaucoup parce que certains contributeurs n’ont pas pigé les règles fixées. Il n’y en a pourtant que deux. D’abord, les personnalités nommées doivent être décédées depuis au moins deux ans. Ce qui exclut par exemple « Roseline Bachelot (1964-2023), ancienne ministre de la culture », née Roselyne Narquin en 1946 et bien vivante à ce jour.

Comment féminiser un nom de rue à Nantes : Acte II
Ensuite, ces personnalités ne doivent pas être déjà honorées à Nantes. On s’imaginerait que le citoyen qui propose une allée Mme Untel ou un square Melle Duchmol s’intéresse assez aux susdites pour savoir si leur nom figure sur une plaque au coin d’une rue… Eh bien pas du tout. Parmi les personnalités proposées ces jours-ci, beaucoup ont déjà été honorées par Nantes, qui a donné leur nom à

  • une rue (Maya Angelou, Susan Brownell Anthony, Florence Arthaud, Barbara, Marcelle Baron, Anita Conti, Jeanne d’Arc, Jeanne de Belleville, Olympe de Gouges, Sophie Germain, Gisèle Giraudeau, Raymonde Guérif, Caroline Herschel, Miriam Makeba, Marie Marvingt, Louise Michel, Édith Piaf, Marie-Claude Vaillant-Couturier),
  • une allée (Madeleine Brès, Claude Cahun, Jacqueline de Romilly, Isabelle Eberhardt, Adélaïde Hautval, Françoise Héritier, Claire Lacombe, Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé, Lise Meitner, Marie Pape-Carpentier),
  • une ruelle (Lilla Hansen),
  • une venelle (Alexandra David-Néel, Françoise d’Eaubonne),
  • une avenue (Christine de Pisan, Émilie du Châtelet, Alice Milliat, Joséphine Pencalet),
  • un cours (Bertie Albrecht),
  • une place (Marion Cahour, Edmée Chandon, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Paulette Nardal, Suzanne Noël, Charlotte Perriand),
  • un boulevard (Gisèle Halimi, Martin Luther King),
  • un square (Marion Cahour, Virginia Woolf),
  • un pont (Anne de Bretagne),
  • une école (Françoise Dolto, Pauline Kergomard, Louise Michel, Alice Milliat), 
  • une salle de sport (Alice Milliat).

Soit une bonne cinquantaine d’errements : la voirie n’apporte pas forcément la notoriété… (Pour être juste, l’avocat de Françoise d’Eaubonne n’ignore pas que celle-ci est déjà honorée à Nantes ; il trouve juste qu’une venelle n’est pas un hommage à sa mesure.) Ainsi, ce n’est pas seulement la quantité d’idées qui baisse, c’est aussi leur qualité. Ainsi qu'on l’a déjà vu avec d’autres consultations, par exemple à propos du pôle d’écologie urbaine, les Nantais ne croient plus guère au dialogue municipal.


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