À la cote d’amour du Voyage à Nantes 2024,
les cariatides frondeuses se situent certainement assez haut.
Nantes possède depuis un siècle cinq
fontaines Wallace, dont deux au Jardin des plantes ; Paris en a plus de
cent, Marseille et Toulouse huit, Bordeaux sept, etc. Chacun connaît ces
fontaines très verticales surmontées de quatre personnages féminins – les cariatides – supportant un clocheton. Le Voyage à Nantes
leur a ajouté sous un même titre, L’Évasion, quatre pastiches conçus par
Cyril Pedrosa.
Dans la première de ces quatre fontaines, à
la Psalette, l’une des cariatides renonce à porter le clocheton et s’empare
d’un arrosoir. Dans la deuxième, à côté du château, deux des cariatides escaladent
le clocheton. Dans la troisième, du côté de Saint-Nicolas, place Fernand-Soil, toutes
quatre sont juchées sur le clocheton. Dans la quatrième, au muséum d’histoire
naturelle, elles descendent à terre pour se promener dans le jardin.
L’œuvre aurait dû faire
partie du Voyage à Nantes 2023, voué au thème des statues. Mais elle était
en retard, et la voilà reprogrammée en 2024. La statue qui s’échappe n’est
évidemment pas une idée neuve ; en témoigne, parmi bien d’autres, l’Éloge
de la transgression de Philippe Ramette, installée cours Cambronne depuis
le Voyage à Nantes 2018. Rodin a sculpté des cariatides en rupture de bâtiment.
Le fresquiste parisien Philippe Abel a même réalisé voici quelques années une Libération
des cariatides de la fontaine Wallace. À défaut d’être totalement
originale, L’Évasion nantaise est sympathique et gentiment réalisée. Les
familles visitent les quatre épisodes dans l’ordre pour pousser les enfants fatigués
à mettre un pied devant l’autre. Pas besoin de grandes explications pour ce
scénario tout simple.
Baratinages
Trop simple peut-être pour le Voyage à Nantes.
Il a tenu à expliquer la genèse de l’œuvre dans une
vidéo fort bien réalisée mais qui invite à la moquerie. Jean Blaise y
raconte qu’un service municipal lui a proposé en 2022 de réfléchir à la
question des points d’eau dans la ville. « On commence à y penser
ensemble, notre équipe habituelle, et puis, et puis, ben, on découvre
que ça existe déjà, c'est les fontaines Wallace », relate le patron du
Voyage à Nantes. « Et en fouillant un peu, on commence à travailler sur
l'histoire et on découvre très vite que l'artiste des fontaines Wallace,
Charles-Auguste Lebourg, est nantais. »
Jean Blaise est arrivé à Nantes en 1987
comme responsable d’un centre culturel. Il est devenu grand manitou du tourisme
nantais en 2011. Et en 2022 il lui faut encore réfléchir en équipe et
« fouiller un peu » pour « découvrir » les fontaines
Wallace, puis « découvrir » aussi qu’elles sont l’œuvre d'un sculpteur de chez nous, ainsi que tout Nantais moyennement cultivé le sait depuis
longtemps… Déguiser une lacune en « découverte » est bien dans l’esprit
du Voyage à Nantes, qui n’a jamais craint de baratiner.
La parole passe ensuite à Cyril Pedrosa. « Comme
le jeu était de fabriquer un récit avec les cariatides qui sont des personnages
féminins, je voulais éviter par-dessus tout de plaquer un discours d'homme de 50 ans hétérosexuel
blanc sur des figures féminines », commence-t-il. On craint le
pire : après tout, si l’on tenait à éviter ce discours, il aurait suffi de
s’adresser à un créateur qui ne soit pas un hétérosexuel blanc de 50 ans
(Pedrosa est né en 1972). Heureusement, après ce coup d’encensoir au politiquement
correct, vient un récit plus concret de
la naissance des fontaines Wallace revisitées.
Une opération plus colossale qu’elle n’en
a l’air
C’est à la fois captivant et alarmant.
Cyril Pedrosa est un auteur de bandes dessinées et non un sculpteur. Il a
imaginé un scénario simple en quatre épisodes et réalisé des esquisses, soit, reconnaît-il, « ce qui était le plus simple et le plus
rapide ». Il n’empêche qu’au bout du compte, il signe des sculptures.
Celles-ci sont le résultat d’un processus industriel en trois grands mouvements :
- Un, embauche de quatre modèles féminins,
travail sur leurs costumes, leurs coiffures et leurs attitudes, prises de
vue et scan 3D dans un décor de fontaines Wallace reconstruites à
l’échelle humaine. « Moi j'étais stupéfait de disposer d'autant de
moyens, et de temps aussi, pour travailler », constate
honnêtement Pedrosa.
- Deux, modélisation des personnages en résine
à l’échelle Wallace, suivie de maintes retouches. « Je découvre
totalement une technique en fait et puis un savoir-faire », rapporte
Pedrosa.
On croit donc ce dernier sans peine quand
il résume : « C'est un projet qui
a englobé beaucoup de monde, vraiment beaucoup de monde. » Le long
générique de la vidéo permet de s’en faire une idée visuelle. Le sculpteur des
six cariatides colossales de l’Érechtéion d’Athènes n’a certainement pas
bénéficié des mêmes moyens au temps de Périclès…
On ne sait ce qui surprend le plus, que Le
Voyage à Nantes ait confié cette lourde réalisation à un artiste qui avoue
aussi ingénument ne rien connaître aux techniques mises en œuvre, ou que ce
dernier s’en soit si bien tiré – hormis sur le plan du calendrier, bien sûr.
Quant au coût, forcément élevé vu le nombre de personnes à rémunérer, on ne le
connaîtra dans doute pas puisque le Voyage à Nantes ne révèle le prix des
œuvres que lorsque
la chambre régionale des comptes le fait à sa place.
Fontaines pour les pieds
Pendant ce temps-là, les cinq fontaines
Wallace « historiques » de Nantes avaient été envoyées pour
restauration chez le même fondeur de Haute-Marne. Elles ont été remises en
place à Nantes voici quelques jours. Mais en quel état ! Depuis toujours, un
filet d’eau coulait de leur chapiteau entre les quatre cariatides. Pour ne pas
gâcher, les fontaines parisiennes récentes sont équipées d’un discret bouton-poussoir
qui libère quelques secondes d’eau. Nantes a préféré fixer sur le pied de ses fontaines
un gros robinet en inox qui jure avec leur couleur « vert nantais ». Placé
trop bas pour qu’un adulte puisse s’y abreuver directement, à moins d’avoir l’échine
très souple, il vous envoie, si vous n’y prenez garde, une bonne giclée sur le
pied. De l’eau gaspillée ? Bah ! ce ne sont que quelques gouttes en
comparaison de la chute d’eau du Jardin extraordinaire.