Sauf erreur, personne n’a encore parlé de « fiasco
judiciaire » dans le dossier de la disparition de Steve Maia Caniço lors
de la Fête de la musique 2019. Et pourtant...
Dès le premier jour, l’affaire est des plus délicates.
Rassembler des milliers de fêtards en pleine nuit sur un quai de Loire est une
grosse prise de risque, intervention policière ou pas. En cas de pépin, la
jurisprudence ne donne pas cher de Johanna Rolland. Exemple : une commune
organise un feu d’artifice, une zone interdite est délimitée par un ruban, une
personne le franchit, elle est blessé par une fusée qui retombe, le maire
est condamné à six mois de prison avec sursis et 5 000 euros d’amende
car un ruban n’est pas une protection suffisante. (En l’occurrence, la limite
était fixée à 150 m de la zone de tir, soit trois fois la largeur du quai
Wilson, mais ne comparons pas ce qui n’est pas comparable, puisqu’à Nantes il
n’y avait même pas de ruban.)
La maire de Nantes est mieux
protégée que le quai. Dès la disparition de Steve signalée, bien avant que son
sort ne soit connu et avant la moindre enquête, un
narratif simple est
présenté : Steve a été jeté à l’eau par une charge de police. Là, pas de question
sur l’organisation de la fête ou les pouvoirs de police du maire. Ce récit est
propagé par une convergence, délibérée ou pas, entre des militants locaux, des
membres de la presse locale (voire nationale puisque l’un d’eux est aussi
correspondant du
Monde à Nantes) et l’avocate de la famille de Steve
Maia Caniço.
Charger le commissaire pour
dédouaner la maire
Cette avocate déploie beaucoup d’énergie pour que l’enquête
vise uniquement le commissaire de police qui a mené une intervention sur le
quai Wilson. Selon Le
Monde, elle « redoutait de voir délayées les responsabilités dans
cette affaire ». En attaque, on clarifie, en défense, on obscurcit,
préconise un dicton en usage chez les avocats. Un seul suspect, c’est plus
clair ! Mais dans une affaire où il y a mort d’homme, faire passer la
tactique avant la recherche de la vérité est tout de même très moyen.
Et peut-être très maladroit. Dans l’affaire du feu
d’artifice évoquée plus haut, la commune a été condamnée à indemniser la
blessée. En misant tout sur la responsabilité d’un policier, il n’est pas dit
que l’avocate agisse dans l’intérêt de ses clients. En revanche, elle contribue
à protéger Johanna Rolland, dont elle est très, très proche. Contre
Attaque (ex Nantes Révoltée), qui détaille les liens les unissant, se montre sévère :
Bien sûr, ce n’est pas Johanna
Rolland qui a poussé le jeune danseur dans la Loire, mais sa responsabilité
dans la cascade d’événements qui ont abouti au drame ne fait aucun doute.
Depuis le début, la mairie fait tout pour canaliser la colère légitime
provoquée par la chute dans la Loire de jeunes nantais-es un soir de fête. Les
camarades socialistes de l’avocate portent une responsabilité dans la mort de
ce jeune homme qui ne souhaitait que danser pour la fête de la musique.
Instruction cabossée
Pour les « camarades socialistes », malgré tout,
les perspectives paraissent moroses quand l’instruction s’achève, fin 2022. Le
procureur de la République résume : il y a eu « deux types de
fautes », les unes au stade des préparatifs de la fête, les autres au
stade de l’intervention policière, qui ont « contribué de manière
certaine » au décès de Steve. La thèse du coupable unique est rejetée.
Volens nolens, les juges d’instruction ont remonté
toute la chaîne causale. Une dizaine de personnes sont mises en cause pour
homicide involontaire. Le préfet de Loire-Atlantique de l’époque, son directeur
de cabinet et le commissaire de police sont mis en examen. La maire de Nantes,
son adjoint à la sécurité et l’opérateur de sound system qui a déclenché
la bagarre sont placés sous statut de témoin assisté.
L’instruction n’est pourtant pas sans reproche. En octobre
2022, la chambre d’accusation de la cour d’appel de Rennes a infligé un double
camouflet aux juges. Elle a annulé la mise en examen de l’ancien préfet de
Loire-Atlantique (qui reste tout de même placé sous statut de témoin assisté).
Surtout, elle a prononcé la nullité d’une expertise vidéo commandée à une
association ouvertement militante, spécialisée dans la lutte contre les
violences policières. Un doute plane sur la neutralité de l’instruction.
Un très long délai de réflexion
Mais ce n’est rien à côté de la surprise du chef qui
intervient fin 2023 : soudain, tout le monde descend, ou presque !
Ordonnance de non-lieu général, sauf pour le commissaire de police. La
« cascade d’événements » s’est tarie. Après une année supplémentaire
de réflexion, faisant suite à plus de trois ans d’instruction, les juges
considèrent que les fautes commises au stade des préparatifs de la fête ne sont
pas « caractérisées ». Les protagonistes n’étaient sans doute pas
conscients des dangers du quai Wilson.
À six jours de Noël – sûrement un hasard du calendrier – ce
coup de théâtre ne fait guère de vagues. Les Nantais sont absorbés dans la
contemplation des œuvres du Voyage en Hiver. Libération
s’étonne tout de même : en novembre 2022, le ministère public considérait
que le directeur de cabinet du préfet avait « pleinement conscience du risque
de chute en Loire », puisqu’il avait même été décidé de faire appel aux
sauveteurs de la Sécurité Nautique Atlantique ! Et puis finalement non…
Est-ce un changement d’avis ou plutôt un aveu de
faiblesse ? Le « cœur de l’enquête », selon l’expression du Monde
en juin 2020, est le téléphone de Steve Maia Caniço : « L’objectif,
c’est d’obtenir une géolocalisation précise de Steve au moment du drame ».
Ce moment, suppose-t-on, est immédiatement postérieur au dernier signal émis
par le téléphone, à 4 h 33. Un premier nuage de gaz lacrymogène vient alors de
balayer sur une centaine de mètres le quai Wilson (qui mesure environ 1 km de
la grue Titan grise au pont des Trois-continents). Sans une géolocalisation
précise, impossible d’être certain que le « cœur de l’enquête » se
trouve là.
Manque de discernement et de renseignements
Il est donc probable qu’une dizaine d’avocats, y compris
ceux de la maire et du préfet, auraient défilé pour dire : « On
ne sait pas où Steve est tombé à l’eau. On ne sait pas comment. Il a pu fuir
les gaz comme il a pu être poussé, il a pu glisser, il a pu être attiré par le
chant des Sirènes [Il n’y a pas de Sirènes dans la Loire ? Qu’en
savez-vous, surtout après 4 heures du matin ?]. Quant à reconstituer à
l’envers un parcours depuis la grue jaune, lieu de la découverte du corps,
jusqu’à un point de chute précis dans un autre bras de Loire cinq semaines plus
tôt, c’est mission impossible. » Le non-lieu presque général coupe court à
cette litanie improductive.
Bien entendu, l’avocat du commissaire Chassaing pourra en
dire autant. Mais il sera seul : s’il faut à tout prix un coupable dans
une affaire plus riche en émotions qu’en constats matériels, le choix sera vite
fait.
À coup sûr, les débats s’appuieront largement sur le rapport
établi par l’Inspection générale de l’administration (IGA). Pour mémoire,
ses conclusions sont triples :
« 1. L’organisation
administrative de la Fête de la musique a mobilisé […] les services de la ville
et ceux de la préfecture de Loire-Atlantique, sans accorder une attention
suffisante à la présence des sound systems sur le quai Wilson. »
« 2. La ville de Nantes et
la préfecture de la Loire-Atlantique […] disposaient de moyens réglementaires
pour davantage prendre en compte la sécurité de l’événement. »
« 3. […] la gestion des
dispositifs de sécurité et de secours conduit à s’interroger sur la pertinence
de certains choix opérés quai Wilson et à constater un manque de discernement
dans la conduite de l’intervention de police. »
Dans ce « manque de discernement » maintes fois
évoqué, certains voient la condamnation du commissaire. Or l’expression a
manifestement été choisie pour éviter le mot « faute ». Et elle
s’applique apparemment à la première partie de l’intervention policière,
l’approche des lieux sans précautions particulières. L’emploi des gaz
lacrymogènes, lui, est qualifié expressément de « légitime défense »
car il fait suite à des incidents au cours desquels cinq policiers ont été
blessés. Autrement dit, même une géolocalisation précise sur le quai Wilson ne
préjugerait en rien de la suite.
Communication catastrophique
À ce stade, l’avocate sait forcément que son dossier est mal
embarqué : elle a misé sur un narratif quasi indémontrable. Quelles
possibilités lui reste-t-il ? Bétonner un portrait de coupable idéal. Presse
Océan a consacré deux pleines pages au commissaire le 16 janvier ‑ une
besogne confiée à un journaliste indépendant et non à un membre de sa
rédaction. Grégoire Chassaing y est décrit comme « trop impulsif »,
« diversement apprécié », « un peu psychorigide »,
« parfois obtus », etc., aimables appréciations recueillies auprès de
syndicalistes policiers qui ne sont pas de ses amis.
Or voici malgré tout que le commissaire est promu ! Il
prendra un nouveau poste le 1er juin, deux semaines avant le début
de son procès. Évolution de carrière statutaire pour un fonctionnaire qui
bénéficie de la présomption d’innocence, assure le ministère de l’Intérieur, lequel considère peut-être le procès comme plié. « Provocation vis-à-vis de la
justice », répond la mère de Steve (Presse Océan, 10 février 2024),
qui s’exprime pour la première fois, quatre ans et demi après la disparition de
son fils, dans les bureaux de son avocate. La douleur d’une mère qui a perdu
son enfant devrait être respectée. Et voilà que sa propre avocate
l’instrumentalise en vue de transformer un deuil privé en conflit
police/justice ! Cette dernière cartouche parachève le fiasco.