Il y a des jours où ile microcosme métropolitain paraît dénué du moindre intérêt. À quoi bon l’accabler de sarcasmes sur ses ridicules, ses petitesses et ses illusions ? La disparition de Denise Rigot-Dessirier la semaine dernière renvoie à de plus justes valeurs.
Denise était une grande poétesse. Une poétesse contemporaine
aussi : l’électronique était devenue son mode d’expression naturel. Chaque
jour ou presque, deux fois même certains jours, elle était présente sur
Facebook. L’immédiateté du web répondait à la spontanéité de son œuvre.
Oh ! comme tout un chacun, elle aspirait à la chose imprimée, elle y
voyait une sorte de bâton de maréchal, elle espérait qu’un éditeur la
découvrirait, qu’un jour son princeps viendrait. Chez Stellamaris, elle avait
publié L’Enclos
des jours ; ce joli recueil était aussi un enclos des
pages. Elle, si sensible aux « cloches lourdes dans le soir
ténébreux », à « l’ombre solitaire d’un arbre qui semble
attendre un bout d’éternité », au « jardin secoué par
l’orage », au « matin colorié comme un dessin d’enfant »,
ne pouvait être parfaitement servie par une encre figée.
Son talent à fleur de peau ne semblait jamais en repos. Elle créait sans relâche des visions saisissantes, si simples pourtant, faites de fragments de tous les jours – un gros bourdon, deux pluies diamantées, une femme aux voiles rouges, l’eau morte du bassin, un rêve de goudron… ‑ immédiatement reconnaissables comme siennes et néanmoins toujours renouvelées, jamais répétées. Elle ne se baignait jamais deux fois dans la même ode ! Et son style était libre comme elle ‑ libre mais jamais relâché, comme guidé par une sorte de common decency poétique. Sa versification se coulait dans l’inspiration du moment. Elle n’usait des rimes qu’autant qu’il lui convenait. Elle ne se revendiquait d’aucune école. Un spécialiste rattacherait peut-être son lyrisme du quotidien au surromantisme par lequel René-Guy Cadou désignait « une voix aussi éloignée de l’ouragan romantique que des chutes de vaisselle surréalistes ».
Denise (à gauche) et Gérard (3e à partir de la gauche) en 2015 avec des artistes russes sur les rives du Golfe de Finlande |
Elle était cependant guidée par une étoile polaire : son amour pour son mari, Gérard Rigot, artiste magnifique devenu peintre et sculpteur après avoir exercé cent métiers, fameux notamment pour ses meubles animaliers, qui lui ont valu une grande renommée et de nombreuses contrefaçons à l’étranger, encore aujourd’hui. Le cliché « couple fusionnel » a rarement été aussi juste. Ces dernières années, ils ne quittaient plus guère leur grande maison peuplée d’œuvres, de souvenirs et de rêves, mais les habitués du Flesselles d’avant le covid-19 ont certainement en mémoire la haute stature et la crinière léonine de Gérard côte à côte avec les boucles rousses et le sourire lumineux de Denise. Ils ne passaient jamais inaperçus. « Ces Français sont fous », s’amusait leur guide russe quand Gérard, largement octogénaire déjà, avait escaladé en compagnie de Denise, flasque de vodka en poche, les toits de Saint-Pétersbourg.
Gérard, multipliait inlassablement les portraits de sa femme. Jamais nommé pourtant, il tenait une place majeure dans l’œuvre de celle-ci. Beaucoup plus jeune que lui, Denise s’était laissée envahir par la crainte immanente du moment où il ne serait plus là : « Et je ne savais pas/qu’un jour tu serais vieux (…) Je t’ai cru éternel ». Il ne l’aura jamais démentie. Les derniers mots de son dernier poème, composé sur son lit d’hôpital, ont été pour lui : « Ô mon aimé. Ne m'abandonne pas. JE T'AIME. »